Il existe des heures graves dans l’histoire d’une nation où l’on ne peut plus se contenter de murmurer. Se taire devient alors une complicité, et détourner le regard un crime contre l’avenir.
La Mauritanie traverse aujourd’hui l’une de ces heures sombres où se joue le destin de tout un peuple.
Je parle en citoyen qui a connu ce pays sous toutes ses coutures : ancien officier de l’armée, j’ai sillonné ses confins, côtoyé ses populations les plus modestes comme ses décideurs les plus influents. J’ai vécu la rudesse des camps militaires, les débats fiévreux des salles de rédaction, les illusions de la scène politique et les désillusions du monde des affaires. J’ai vu ce pays de l’intérieur, par en bas comme par en haut. Et c’est en témoin lucide et inquiet que j’écris ces lignes.
Depuis quelques décennies, la Mauritanie avance sans cap. Les dirigeants se succèdent mais l’essentiel ne change pas : aucune vision globale, aucun projet de société structurant, aucune planification à long terme. L’État semble réduit à une simple mécanique de gestion courante, réagissant aux crises au lieu de les anticiper. Les grandes réformes nécessaires pour reconstruire l’école, moderniser l’administration, sécuriser les frontières et dynamiser l’économie sont constamment repoussées, sacrifiées sur l’autel du calcul politicien. L’administration, censée incarner la neutralité et le service public, s’est muée en un réseau de clientèles où le mérite cède la place au favoritisme. Les nominations se font sur la base de l’allégeance plutôt que de la compétence, et la corruption n’est plus l’exception mais la règle implicite. Cette déliquescence n’est pas seulement morale : elle paralyse la machine étatique, décourage l’investissement productif et entretient un climat d’injustice qui alimente frustrations et ressentiments.
À cette crise de gouvernance s’ajoute un drame plus profond encore : celui d’une jeunesse sans horizon. Il n’est pas de pire tragédie pour un pays que de voir sa jeunesse perdre foi en l’avenir. Or, c’est exactement ce qui se produit. Chaque année, des milliers de jeunes Mauritaniens quittent le pays, au péril de leur vie, traversant le désert et la mer pour rejoindre l’Europe, l'Amérique ou ailleurs peu importe, il faut quitter le pays. Ceux qui restent affrontent le chômage massif, la précarité, un système éducatif défaillant et l’absence d’opportunités réelles. Les politiques publiques se limitent à des programmes de substitution, souvent dictés par des bailleurs internationaux, rarement porteurs de transformations durables. Résultat : le découragement gagne du terrain et avec lui le risque de voir cette jeunesse désespérée devenir proie facile des discours extrémistes, des trafics illicites ou de l’exode vers les zones d’ombre où prospèrent les groupes armés.
Cette situation dramatique ne se limite pas à l’économie ou à l’emploi, elle ronge le socle même de notre société. Les valeurs qui cimentaient la nation ; les enseignements de notre religion, le respect de la parole donnée, la solidarité communautaire, la dignité, le sens de l’honneur ; se délitent sous nos yeux. La réussite se mesure désormais à l’épaisseur du portefeuille, quelle qu’en soit la provenance. Les élites elles-mêmes donnent le mauvais exemple en exhibant un enrichissement fulgurant et souvent inexpliqué.
Et comme réponse à ces défis existentiels, nos élites s’enferment dans des débats stériles sur l’ethnie, la langue et les appartenances, alimentant une versatilité qui consume nos forces au lieu de les unir.
Dans un tel climat, l’individualisme gagne du terrain, les solidarités traditionnelles s’effritent et la méfiance entre les composantes de la nation s’accroît. Les discours de haine identitaire ressurgissent, alimentés par l’injustice et l’absence d’un projet commun. Une société qui perd ses repères devient progressivement ingouvernable.
Comme si cela ne suffisait pas, le pays connaît une mutation silencieuse mais profonde : un afflux inédit de populations étrangères, attirées par notre relative stabilité et notre position stratégique. Si cette dynamique peut avoir des effets économiques positifs, elle crée aussi des tensions sur le marché de l’emploi, modifie les équilibres démographiques et pèse sur les services sociaux. L’absence de politique migratoire claire et de contrôle rigoureux ouvre la voie à toutes les inquiétudes : sentiment d’invasion, risques de tensions communautaires et infiltration de réseaux criminels. Un pays qui ne maîtrise pas son peuplement finit par ne plus maîtriser son destin.
Cette fragilisation interne se déroule dans un contexte régional des plus inquiétants. Tout autour de nous, le Sahel se consume. Du Mali au Burkina Faso, du Niger au Tchad, les coups d’État se succèdent, les armées peinent à contenir la menace djihadiste, les économies s’effondrent et les populations sont prises en otages entre insécurité et misère. Croire que la Mauritanie resterait éternellement à l’abri relève d’une dangereuse illusion. Nos frontières sont longues, poreuses et difficilement contrôlables. Les trafics de drogue, d’armes et de migrants transitent déjà par notre territoire. Chaque faiblesse de l’État est une opportunité pour les réseaux criminels et les groupes armés. L’histoire nous enseigne que les effondrements régionaux finissent toujours par franchir les frontières.
C’est bien d’un carnage qu’il s’agit : pas un carnage visible, mais un carnage social, moral et institutionnel. L’État s’affaisse doucement, les élites se replient sur leurs privilèges, les citoyens s’enfoncent dans la résignation ou l’exil intérieur. Ce n’est pas une explosion soudaine mais une lente asphyxie qui nous conduit vers l’abîme. Et c’est précisément parce que ce processus est silencieux qu’il est encore plus dangereux : il ne choque pas, il endort.
Face à ce tableau, il faut le dire avec gravité : la question n'est plus de savoir qui va succéder à Ghazouani. Il ne s’agit pas simplement de changer les hommes au sommet, mais de changer la manière de penser et d’exercer le pouvoir. Il faut restaurer la justice comme pilier de la République, rebâtir l’école comme creuset d’unité nationale, revaloriser le travail et l’effort, combattre la corruption avec une volonté inébranlable, moderniser l’appareil sécuritaire et anticiper les menaces avant qu’elles ne frappent. Bref, il nous faut une véritable refondation politique, sociale, morale et sécuritaire.
Ce texte est un avertissement, un appel à la lucidité. J’écris avec la gravité de celui qui connaît les entrailles de ce pays, qui a vu ses marges et ses centres, qui mesure ses forces et ses faiblesses. Je ne parle ni par amertume ni par posture d’opposant, mais par devoir. La Mauritanie est entrain de glisser vers le néant. Et pourtant , elle a tout pour devenir un pôle de stabilité et de prospérité dans la sous-région. Mais elle peut aussi devenir le prochain maillon faible du Sahel si nous continuons à différer les réformes et à ignorer les signaux d’alarme. L’heure n’est plus aux illusions ni aux faux-semblants.
Soit nous opérons un sursaut national, soit nous entrerons inexorablement dans le temps du naufrage.
Haroun Rabani