Création d’une Académie mauritanienne des Sciences: ou comment favoriser l’émergence d’une communauté scientifique au service d’un développement durable et inclusif ?

mar, 15/10/2019 - 19:01

Par : Dr Mahfoud Taleb Ould Sidi,

Enseignant chercheur à l’Institut Supérieur des Sciences de la Mer

 /Académie Navale (Nouadhibou)

Il serait de pur truisme que d’affirmer que les Sciences, les Techniques et l’Innovation (STI) constituent aujourd’hui le pilier de tout développement économique, social, durable et endogène, pour toute nation. L’analyse des causes immédiates du sous-développement de notre pays fait ressortir un large éventail de facteurs dont certainement l’absence d’une bonne gouvernance, la faiblesse du système éducatif et de la recherche scientifique et technique et partant un manque d’opportunités d’emplois décents et inclusifs. Ce qui conduit à une répartition très inégale des maigres revenus et des richesses limitées ainsi créées. Aussi, l’incapacité persistante de développer un système éducatif performant ; d’acquérir, d’adapter et de mettre en œuvre les connaissances scientifiques et techniques nécessaires à un développement socio-économique inclusif et durable, faute d’une recherche nationale de qualité, qui répond à nos besoins spécifiques, met au grand jour l’importance d’une réflexion approfondie en ce sens. Il paraît alors urgent, dans ce nouveau contexte politique apparemment favorable, de contribuer à l’émergence d’une communauté scientifique et technique nationale de haut niveau, solidaire et disposée à travailler dans la durée avec persévérance et abnégation. Il convient dès lors d’en préciser les contours et les partitions internes et de coopter les membres fondateurs qui auront la lourde charge de traduire sur le terrain les orientations stratégiques réellement visionnaires et porteurs de nouvelles idées sans limites. Il s’agit là d’un redoutable honneur.

Cette perspective, qui place l’Académie des Sciences au cœur de la révolution scientifique et technique nationale, tout en restant largement ouverte sur les expériences parfois centenaires des Autres, suit la logique corporative qui seule, permet aux Scientifiques, alors liés par une proximité intellectuelle, d’exister et de contribuer de façon décisive à l’émergence d’une nation digne de ce nom.

 

Les savants et les enseignants/chercheurs : carte d’identité des nations

 

Dans le domaine des ressources halieutiques marines, la Mauritanie dispose d’un avantage comparatif hors pair. Or l’exploitation de ces ressources dépend de l’existence de personnels scientifiques qualifiés disposant d’équipements lourds adéquats (par exemple navires de recherche dotés de laboratoires à bord). Les océanographes, physiciens ou biologistes, sont le moteur des sciences océaniques et du développement économique et social dans ce secteur.

Sur la base du nombre de chercheurs océanographes par habitant, qui varie sensiblement selon les pays, le résumé exécutif du prestigieux rapport mondial sur l’état actuel des sciences océaniques dans le monde ; édité par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la Science et la Culture (UNESCO) et la Commission Intergouvernementale Océanographique en 2017[1] ; classe la Mauritanie en 10ème position, juste devant les Etats Unis d’Amérique et la République de Corée. Ce qui témoigne de l’importance accordée par les autorités publiques mauritaniennes à ce secteur stratégique de notre économie mais démontre aussi notre capacité à percer dans d’autre domaines. Outre les incitations multiformes, la faveur étatique a permis de drainer d’importants fonds vers les institutions de recherches concernées, notamment l’Institut Mauritanien des Recherches Océanographiques et des Pêches (IMROP). Ce qui confère un formidable attrait de cette recherche pour une nouvelle génération de scientifiques ambitieux. Les résultats engrangés ont permis peu à peu la prise de conscience par les différents acteurs nationaux et nos partenaires étrangers du rôle essentiel de la recherche océanographique dans le développement économique du secteur des pêches qui a enregistré une croissance rapide ces dernières années. Il sera fortement recommandé que cet exemple du développement du corps des océanographes soit maintenu et élargi ailleurs à d’autres domaines tout aussi stratégiques comme la santé, l’éducation et l’agriculture.

Ces océanographes mauritaniens qui rendent comptent à l’Etat, leur employeur, parfois à certains autres acteurs intéressés et à l’opinion publique, ont aussi des comptes à rendre à la Science par le respect de procédures de vérification et contrôle par les pairs et la publication des résultats, pour une meilleure visibilité à l’international. Or une recherche scientifique mue par la demande et largement ouverte sur les acteurs sociaux est rarement publiable dans des revues scientifiques de renom de par sa nature très contextualisée et donc de son éloignement des paradigmes scientifiques dominants.

Désormais, à l’échelle d’un pays en développement, on juge les découvertes scientifiques et technologiques davantage par leur impact socio-économique en termes de création d’emplois et de richesse plutôt que par leur sophistication technique ou leur incidence sur l’avancement des connaissances. Que privilégier alors ? Le choix est vite fait. Il faut sacrifier sa carrière à l’international et se consacrer à la recherche-action pour mieux servir son pays. Typiquement l’aide à la décision est le fait de l’expertise et non pas forcément de la recherche. La ligne de démarcation entre bureau d’étude et centre de recherche risque de devenir très floue. Pour éviter de sombrer dans ce cas extrême, ces centres de recherches appliqués, comme l’IMROP, conduisent aussi des recherches fondamentales, en y consacrant 10 % environ de leur temps. Les résultats des recherches de ce type, obtenus sur le moyen et le long terme, font progresser les connaissances et ouvrent la porte vers de nombreuses applications intéressantes. Or, sans contribution immédiate à la croissance, cette recherche fondamentale, jugée théorique, est alors assimilée par différents acteurs, y compris les pouvoirs publics, comme une dépense plutôt qu’un investissement.

La foi des différents acteurs dans la croissance économique et sociale durable et inclusive, sous l’impulsion de la recherche scientifique, quelle que soit sa nature, est un véritable élément fédérateur et dicte une forme spécifique de regroupement des élites scientifiques, sous forme de Sociétés Savantes et/ou d’Académie des Sciences pour mieux servir la Patrie. De toute évidence ces réseaux doivent être caractérisés par une vocation pratique marquée.

 

Des Sociétés Savantes à une Académie des Sciences

 

Dans le sillage des encouragements pour l’émergence de l’excellence scientifique, le Ministère de l’Enseignement Supérieur de la recherche Scientifique a procédé à la promulgation d’un texte juridique régissant les sociétés savantes. Plusieurs associations scientifiques dans différents domaines ont vu le jour ces dernières années avec l’intention d’évoluer vers le statut de Société Savante lorsque tous les pré-requis, demandés par ce texte, seront réunis. Leur rôle premier est de promouvoir la recherche scientifique, comme pour les Académies des Sciences. Ces associations sont en général spécialisées dans des thèmes particuliers (Société chimique de Mauritanie, Société Mauritanienne de Biodiversité et des Ecosystèmes Marins et Littoraux …). Elles ont des plans d’actions annuels et cherchent à définir un plan stratégique quinquennal qui aidera à guider leurs activités pour les cinq années suivantes. Pour chacune de ces sociétés, ce plan offrira une vision pour l’avenir en décrivant le processus permettant d’atteindre leurs objectifs.

Contribuer à construire un système de recherche performant est un processus très long et très coûteux et ses résultats restent assez imprévisibles mais c’est la seule voie pour sortir de notre dépendance scientifique et technique et donc économique. Le prêt-à-porter scientifique et technique a montré ses limites et seul le développement des compétences nationales et la création de conditions propices à leur épanouissement est capable d’apporter des solutions idoines et endogènes à nos problèmes de sous-développement et d’assurer l’indépendance totale du pays.

Il est réconfortant de constater qu’un regain d’intérêt authentique de la part des politiciens mauritaniens s’est manifesté récemment pour les Sciences, les Techniques et l’Innovation mais aussi sous l’impulsion d’initiatives lancées par des organisations régionales et internationales, notamment la Banque de technologies pour les pays les moins avancés[2], qui est une organisation mondiale affiliées aux Nations Unies. Dans ce cadre, Nouakchott a abrité le 25 et le 26 septembre dernier une consultation sous régionale sur le renforcement des Académies des Sciences dans les Pays les moins avancés à l’appui du programme 2030. J’ai eu l’insigne honneur d’y prendre part. Son Excellence le Ministre de l’enseignement Supérieur, de la Recherche Scientifique et des Technologies de l’Information et de la Communication, qui a procédé à l’ouverture de cette consultation, a annoncé en particulier deux bonnes nouvelles. La recherche scientifique nationale sera dotée d’un budget de deux millions de dollars américains. Le pays bénéficiera aussi d’une amélioration très notable de l’accès à l’Internet (débit actuel multiplié par 20). Dans le premier cas, il s’agit d’un pas de géant, comparativement à la situation actuelle, même si la recherche scientifique est très budgétivore et ce montant est juste suffisant pour faire fonctionner plus ou moins correctement une seule institution de recherche digne de ce nom. Dans le deuxième cas, bénéficier d’une meilleure connectivité à des prix plus abordables permet l’accès à de multiples nouveaux services. Par exemple, la bonne gouvernance, que nous avons évoquée au début de cette contribution, exige que des capacités de télécommunication modernes soient acquises et utilisées de façon optimale. Une fois disponibles, ces capacités peuvent être orientées pour améliorer la qualité de l’enseignement supérieur et pour accéder à des connaissances et informations scientifiques et techniques utiles pour la recherche. Il n’y a pas de recherche performante sans formation de qualité et pas de formation d’excellence sans recherche de pointe. Il s’agit alors de faire de chaque laboratoire ou atelier une pépinière d’innovation et de création pour le pilotage d’une multitude d’entreprises innovantes tout en renforçant la capacité les scientifiques et les entrepreneurs à partager au quotidien des informations cruciales.

Lors de cette consultation, deux pays (Soudan et Egypte) qui disposent déjà d’Académie des Sciences ont passé en revue leur expérience dans ce domaine. La Mauritanie et le Tchad, non pourvus encore de ce type d’organisation, qui partagent des contextes similaires, ont présenté aussi leurs institutions de recherche et d’enseignement supérieur. Ces deux derniers pays se sont limités pour l’essentiel à dresser des constats, à faire de la prévision, mais avec finalement peu de prospectives. Ils ont néanmoins souligné que la recherche scientifique et l’innovation doivent être les moteurs du développement d’un pays.

Le Soudan dispose de 246 centres de recherches spécialisés couvant la presque totalité des disciplines et 13 centres d’excellence. La science, la technologie et l’innovation (STI) sont considérés comme des moteurs essentiels du développement économique et social du pays. Leur développement est accompagné de changements institutionnels et organisationnels de nature à promouvoir la santé et le bien-être, augmenter la productivité, atténuer la pauvreté et améliorer les performances  de l’industrie et la croissance économique.

En Egypte, l’Académie de la recherche scientifique et de la technologie (ASRT) est une organisation à but non lucratif affiliée au Ministère de la Recherche Scientifique, créée en 1971 en tant qu’autorité nationale responsable de la science et de la technologie. Elle réunit d’éminents scientifiques venant des universités, d’institutions de recherche, du secteur privé, d’ONG, de décideurs et de grands scientifiques égyptiens de la diaspora pour analyser les problèmes du développent du pays, proposer et réaliser des études scientifiques. L’ASRT est aussi responsable de la planification stratégique, des feuilles de route, des études de prospective et fournit des avis scientifiques indépendants au gouvernement et aux décideurs. La structure de l’ASRT est constituée de conseils spécialisés, de comités nationaux et des jeunes académiciens des sciences. Elle compte environ 800 des meilleurs scientifiques égyptiens. A la variété des disciplines représentées correspond une diversité d’académiciens. Elle contribue au rayonnement scientifique et économique du pays à travers les manifestions qu’elles organisent ; les progrès technologiques et la collaboration internationale en matière de transfert et d’échange d’expériences pour tirer le meilleur parti des recherches menées notamment au niveau local mais aussi à travers le monde et dans tous les domaines. La continuité de son activité depuis 1971, date de sa création, la très grande renommée de certains de ces académiciens, les ouvrages publiés, les publications périodiques, y compris pour le grand public « Alalem (Science) Magazine » sont ses points de force, qui profitent à tous les segments de la société. Ces liens avec les universités restent très forts.

A la fin de ces deux jours de consultations et de débats très animés, les participants ont considéré que la création d’Académie des sciences, des techniques et d’innovation en Mauritanie et au Tchad est une priorité absolue d’une grande urgence. Partout où ils fonctionnent bien, ces organismes, étatiques ou non, jouent un rôle majeur dans la définition de l’excellence scientifique et technique d’un pays. Ce n’est pas le type d’environnement actuel qui prévaut notamment en Mauritanie et au Tchad dans lequel la Science peut s’épanouir. Ce qui entraine la fuite des cerveaux et vident les pays de leurs meilleures compétences au profit d’autres nations qui offrent un environnement de recherche stimulant et un déroulement de carrière plus que satisfaisant, qui encourage la créativité et récompense l’excellence.

La densification des réseaux de partenariats avec les autres académies du monde ne manquera pas de dynamiser les activités de recherche scientifique et technique et l’innovation de ces nouvelles académies. Lorsque nous arrivons à ériger la méritocratie en mode de gouvernance, nos scientifiques reprendront totalement confiance en leurs propres capacités intellectuelles et pourront construire un système moderne de recherche, source de progrès, de croissance et de paix sociale. L’innovation dépend en effet des investissements en Recherche-Développement, de l’intérêt accordé par les pouvoirs publics et de la capacité de la communauté scientifique mauritanienne, organisée dans la nouvelle académie, à entrer en synergie pour créer des rendements croissants en adoptant les technologies appropriées Low cost (c'est-à-dire accessible et permettant de produire à des coûts bas et non pas une technologie de bas de gamme). Un ancien directeur général de l’UNESCO disait en effet que « la technologie (donc le développement) est la science devenue culture ».

 

 

[1] Global Ocean Science Report : The Current Status of Ocean Science around the World – Executive Summary (IOC Policy Series 2017-1; IOC/POL/2017/1)

[2] https://www.un.org/technologybank