Le Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies et le Bureau International du Travail viennent de publier un rapport bilan de l’application de la loi 2015-031 portant incrimination de l’esclavage et réprimant les pratiques esclavagistes en Mauritanie. Ce rapport a été présenté lundi 25 avril 2022 au cours d’une réunion technique organisée dans les locaux du Bureau Pays du Haut-commissariat aux droits de l’homme et à laquelle la presse a été conviée. Cela, à l’orée de la visite en mai prochain à Nouakchott du Rapporteur Spécial sur les formes contemporaines de l’esclavage, M. Tomoya Obokota.
Le Bureau du Haut-commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies en Mauritanie a abrité lundi 25 avril 2022 une réunion technique sur le rapport bilan que l’institution et le Bureau International du Travail (BIT), avec le concours du Commissariat aux Droits de l’Homme, à l’Action Humanitaire et aux Relations avec la Société Civile, ont publié et qui porte sur l’application de la loi 2015-031 incriminant l’esclavage et réprimant les pratiques esclavagistes en Mauritanie. La presse a été conviée à cette rencontre qui a été marquée par la présence du représentant du Haut-commissariat, M. Laurent Meilan et ses collaborateurs, ainsi que du représentant du Projet Bridge du BIT, M. Mark Ninerola et ses consultants, plus quelques journalistes.
Outre l’introduction, le rapport présente la méthodologie utilisée, rappelle le cadre normatif, à savoir le cadre juridique international et le cadre juridique national relatif à l’esclavage et aux mesures prises par le gouvernement mauritanien pour lutter contre le phénomène. Enfin, il présente la loi 2015-031, ses origines, son contenu, ses limites, la définition de l’esclavage et des pratiques assimilées, les sanctions et condamnations, la responsabilité des acteurs, la procédure judiciaire et les blocages constatés à ce niveau, les garanties légales des victimes, l’application des sanctions et l’absence de poursuites, enfin des conclusions et recommandations.
Ce sont surtout le caractère progressiste de la loi 2015-031 et le statut de pionnier que pourrait en tirer la Mauritanie par rapport à la région du Sahel, ainsi que les défis posés par son application qui ont été mis en exergue.
Les avancées en matière de lutte contre l’esclavage en Mauritanie
Le rapport relève les progrès importants enregistrés dans la lutte contre l’esclavage en Mauritanie, notamment après la table-ronde d’experts et les mesures prises par le ministère de la Justice, à travers notamment la circulaire 104 de septembre 2021 relative aux poursuites des crimes des êtres humaines et d’esclavage, ainsi que la création d’une cellule composée d’experts du ministère de la Justice et du bureau du procureur général près de la Cour Suprême chargée de travailler avec le Commissariat aux droits de l’homme, le Bureau du Haut-commissariat et le BIT pour suivre la mise en œuvre des recommandations sur l’application de la loi contre l’esclavage.
L’amélioration de l’arsenal juridique a été marquée par l’adoption de la loi 2015-031 considérée plus conforme à la législation internationale que la loi 2007-048 qui l’avait précédé. Ce glissement du passage de la loi 2007-048 vers la loi 2015-031, avec la contribution majeure de la Rapporteuse des Nations Unies dans le processus lors de sa visite en 2010 et la Feuille de route de 2014 qui en avait découlé, ont été clairement expliqué dans le rapport. Ceci viendrait renforcer le renouveau significatif de la volonté politique de l’Etat mauritanien, surtout à la lumière des cas d’esclavage répertoriés depuis 2007, jugés par la Cour Spéciale de Néma, et qui ont fait l’objet d’une revue et d’un suivi de la part du Commissariat aux droits de l’homme, du Ministère de la Justice, du Haut-commissariat et du BIT.
Les améliorations comprennent aussi la mise en place en 2020 d’une instance nationale de lutte contre la traite des personnes et le trafic des migrants, la mise en œuvre d’une Stratégie nationale d’accès à la justice et l’adoption d’une loi sur l’aide judiciaire, mais aussi l’implication forte de la société civile et la formation de ses membres dans les techniques de suivi et de documentation des cas d’esclavage, ainsi que l’organisation à Nouakchott en mars 2022 d’un colloque sur l’esclavage à l’initiative du Réseau G5 Sahel et du mouvement IRA.
Parmi les améliorations dans la lutte contre l’esclavage, le passage du régime d’autorisation au régime déclaratif pour la reconnaissance des associations, et l’institution de trois Cours spécialisées dans les affaires d’esclavage.
Les obstacles à l’application de la loi 2015-031
Malgré le caractère élogieux du contenu de la loi 2015-031, le rapport du Haut-commissariat et du BIT soulève un déficit important dans son application. Ainsi, les organes de contrôle du BIT et les instances de suivi des Nations Unies ne cessent de reprocher au gouvernement mauritanien que très peu de personnes responsables de crime d’esclavage ont été inquiétées.
Pourtant, la loi 2015-031 et ses vingt-sept (27) articles présente toutes les garanties d’un bon règlement des questions esclavagistes si son contenu a été appliqué, d’après le rapport. La loi apporte ainsi des garanties de protection supplémentaire qui complètent les lois nationales visant la protection et la promotion des droits humains.
Parmi les difficultés relevées par le rapport dans l’application de la loi 2015-031, le laxisme de certaines autorités administratives et judiciaires face aux plaintes qui leur sont adressées, ce qui les expose en principe à des sanctions avec circonstances aggravantes. Mais aucun de ces fonctionnaires et commis de l’Etat n’ont été inquiétés suite à leur manquement.
Le rapport parle ainsi des limites de la loi 2015-031 dans son application. Parmi ces limites, le fait que les mesures conservatoires pour garantir les droits des victimes soient laissées à la seule appréciation des juges. Le fait aussi que la loi ne spécifie pas le barème et les critères de calcul de l’indemnisation des victimes et le fait qu’elle ne prévoit pas une indemnisation pour les associations des droits de l’homme qui se constituent partie civile et qui engagent des frais à leur dépens.
Parmi également les difficultés de la mise en application de la loi, la composition collégiale des Cours spéciales pour l’esclavage, avec des magistrats assesseurs le plus souvent désignés et qui viennent de tous les bords. Les magistrats proposent à cet égard la création d’une seule juridiction nationale avec un parquet, un pôle d’instruction et une police judiciaire spéciale, ou redonner la compétence aux cours criminelles ordinaires.
En fait dans l’énuméré des difficultés de la mise en œuvre de la loi, les experts soulignent qu’il y a des contraintes à chaque étape de la procédure, du traitement de la plainte, à l’enquête policière jusqu’à la décision de la cour. Le manque de moyens alloués aux cours spéciales et l’absence d’expertise au sein de ces cours ont aussi été relevés.
Le rapport évoque par ailleurs les obstacles au dépôt des plaintes pour esclavage, dus souvent à l’indigence des victimes ou leur méconnaissance ainsi que ceux qui les accompagnent des procédures. Cette préoccupation a été exprimée en 2018 et 2019 par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale et le Comité des droits de l’homme. Ces difficultés expliqueraient le grand nombre de retrait des plaintes sous la pression sociale, le rôle de la communauté étant considéré comme l’un des principaux obstacles à l’aboutissement des procédures judiciaires dans les affaires d’esclavage.
Dans le domaine de l’assistance judiciaire, la prérogative est désormais dévolue au Commissariat aux droits de l’homme, l’agence Tadamoun qui s’en chargeait n’ayant pas pu faciliter de manière effective la protection des victimes et la poursuite des auteurs dans les 17 affaires qui lui ont été confiée. Les experts estiment que la mise en place d’un mécanisme d’identification et de renvoi des dossiers pourrait améliorer la qualité des enquêtes et peser sur les affaires judiciaires. Les organes internationaux ont constaté à ce titre que les autorités policières et judiciaires éprouvaient des difficultés à enquêter sur des cas d’esclavage, à poursuive de manière efficace, indépendante et impartiale les auteurs de crimes d’esclavage.
Des cas de blocage dans le traitement des affaires d’esclavage
Le rapport sur le bilan application de la loi 2015-031 a cité des cas où la procédure judiciaire n’est pas allée jusqu’au bout ou n’a été traitée que des années plus tard, tel en 2011 le cas d’esclavage sur un mineur victime d’esclavage par ascendance qui n’a connu son épilogue, après plusieurs renvois, qu’en 2016 lorsque le Cour criminelle chargée des mineurs déclara son incompétence, avant qu’en 2018, la Cour criminelle ne condamne l’accusé à 10 ans de prison plus une amende.
Le rapport évoque aussi la majorité des cas où les accusés de crime d’esclavage bénéficient de liberté provisoire, comme le cas de la fille originaire de Bassiknou en 2019, ou des cas où les juges d’instruction s’opposent aux décisions motivées des parquets pour la mise sous dépôt des accusés. A aussi été mentionné les six dossiers d’esclavage, parmi les cas où des affaires sont transférés d’un tribunal à un autre sans qu’une cour spécialisée ne se prononce sur le fond des dossiers. Ces six affaires finalement instruites et transmises au tribunal correctionnel de Néma ont été bloquées sans explication pendant sept ans, violant toutes les règles de jurisprudence internationale en la matière.
Le plus souvent, note le rapport, la règle de l’imprescriptibilité du délai d’action pénale est violée. Il y a aussi la lenteur des procédures judiciaires, assimilables selon plusieurs observateurs, à des réticences ou à des refus délibérés de la part des juges d’appliquer la loi. Ainsi, en 2017, le Comité africain d’experts de l’Union africaine pour les droits et le bien-être des enfants a statué sur la responsabilité de l’Etat mauritanien dans le cas de deux frères réduits en esclavage pendant onze ans. Le rapport souligne aussi qu’aucun représentant de l’Etat n’a été poursuivi pour absence de suite donnée à des dénonciations de pratiques esclavagistes conformément aux lois de 2007 et de 2015.
Le rapport note que sur 15 dossiers sur l’esclavage, seuls 4 ont abouti à une condamnation et que seuls deux ont été jugés sur la base de la loi de 2015 pour injures esclavagistes. Trois condamnations ont été prononcées en octobre 2019 par la cour criminelle spécialisée à Néma, dont un seul a abouti à une condamnation à 10 ans de prison. Le rapport souligne que les nombreuses infractions accompagnant les pratiques esclavagistes sont occultées durant les jugements (privation d’éducation, violences physiques et psychologiques, privation de liberté, privation de salaires, etc). Le fait aussi que les chefs d’accusation se focalisent sur un seul membre d’une famille esclavagiste dont chacun des membres est responsable d’actes esclavagistes, alors que les complices d’un crime ou délit sont passibles de la même peine que l’auteur principal.
Le rapport dénonce également les peines prononcées qui sont en-deçà des crimes commis, comme la peine d’emprisonnement avec sursis dans des affaires d’esclavage. C’est ce que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, le Comité des droits de l’homme et le Comité des droits des enfants ont relevé en 2018 et 2019, soulignant que les peines prononcées jusque-là dans les affaires d’esclavage n’étaient pas proportionnelles à la gravité des faits.
Le rapport signale un seul cas qui a été correctement traité conformément à la loi. Il s’agit de l’affaire de Nouadhibou où un père et son fils ont asservi une famille avec ses six enfants. Tous les deux ont été condamnés à 20 ans de prison. Par contre, le rapport juge d’illégal la condamnation à six mois avec sursis prononcé dans un autre cas d’esclavage sur un enfant, ou encore de la peine de deux ans prononcés sur le cas des deux frères évoqués plus haut et que la cour africaine a dénoncé.
Le rapport estime enfin, que le Haut-commissariat et le BIT jugent que les résultats insuffisants en matière d’application des sanctions s’expliquent en partie par le manque de volonté de la part des magistrats, mais également un manque de ressources, de personnel spécialisé et le besoin de formation des magistrats sur leur rôle et leurs obligations dans le domaine de la lutte contre l’esclavage.
Cheikh Aïdara