Où en est la zone franche de Nouadhibou? Le procès en cours de l’ex-président Mohamed Ould Abdel Aziz et de certains de ses plus proches collaborateurs, dont deux anciens Premiers ministres, des ministres, des hommes d’affaires et des directeurs de grandes entreprises publiques, n’a fait qu’effleurer cette question, alors qu’elle constitue, par son enjeu économique et les dysfonctionnements qu’elle a connus depuis sa création, l’un des plus gros « éléphants blancs » de la décennie 2009-2019.
On peut le dire sans risque de se tromper, la zone franche de Nouadhibou (ZFN) est un échec à l’aune de ce qu’elle est aujourd’hui mais, surtout, de ce qu’elle devait être. Un peu à l’image de l’aéroport international de Nouakchott « Oum Tounsy », conçu, disait la propagande du pouvoir de l’époque, pour recevoir 2.000.000 de passagers par an et qui en accueille, selon l’estimation la plus avantageuse, à peine le dixième !
La Zone franche de Nouadhibou créée en janvier 2013, selon la volonté d’Ould Abdel Aziz qui disait qu’un projet n’a pas besoin d’étude (de faisabilité), qu’il se décrète tout simplement, a été le faire-valoir pour détourner des milliards d’ouguiyas en infrastructures non achevées, souvent revues à la baisse, ou en accaparement de fonciers publics.
Le gigantisme du projet, à l’échelle de la Mauritanie, était une manière de favoriser les dérapages d’une opération lancée sur la base d’une étude de faisabilité commandée, à la hâte, au bureau français Egis, filiale de la Caisse des dépôts en France.
Le financement de cette zone franche, programmé sur 15 ans et chiffré à 4000 milliards d’Ouguiyas (10 milliards d’euros), faisait sourire, à l’époque, ceux qui connaissent la Mauritanie, et son statut de membre de l’infamant club des «pays les moins avancés». Pour l’opposition de l’époque, un tel projet était à inscrire dans la longue liste des « bonnes intentions » qui pavaient le quinquennat finissant du président Aziz : la Grande mosquée de Nouakchott qu’on attend depuis 2009, l'aéroport international de Nouadhibou et son port en eau profonde, la ville touristique de « Ribat el Bahr », qui devait être le « Diamniado » de la Mauritanie... et tant d’autres chantiers annoncés mais restés à l’état de projets.
Ould Bakar, journaliste et farouche opposant au pouvoir de l’époque, expliquait cette situation paradoxale par «l’absence totale de planification, de programmation et de conception». «Une zone franche en l’air, sans hôtels, sans sécurité, sans aéroport, sans structure sanitaire, il n’y a que le président Aziz pour l’envisager », ironisait-il, dans une interview publiée par le journal arabophone El Emel el Jedid.
Le « président des pauvres » aurait ainsi été victime de populisme et folie des grandeurs. Car l’ambitieux projet de zone franche de Nouadhibou était plus lié à des gains politiques espérés qu’à une étude de faisabilité sérieuse. Cela n’avait rien à voir, par exemple, les travaux d’infrastructures à Nouakchott ou l’aménagement de 4000 hectares dans la zone de la Vallée, frontière naturelle avec le Sénégal, deux chantiers destinés à donner du travail à 16.000 jeunes diplômés, affirmait le gouvernement de l’époque. Concernant la zone franche, le financement requis représentait dix fois le budget de l’Etat en 2014!
Pour éviter le piège du projet « éléphant blanc », le gouvernement de Moulay Ould Mohamed Laghdaf, aurait pu envisager de redonner à Nouadhibou son rayonnement international d’antan plutôt que de songer à en faire une ville comme Casablanca, Dakar ou Abidjan !
Plutôt que de sauver la ville de Nouadhibou en accordant plus d’importance à un secteur de la pêche qui connaissait une véritable déprime que d’aucuns considéraient comme le résultat d’une surexploitation des ressources maritimes, elle-même conséquence d’une politique irréfléchie menée par des pouvoirs qui n’avaient devant les yeux que le profit immédiat qu’ils tiraient d’accords de pêche avec l’Union européenne, de la vente de licences, et de complicité avec des bateaux-pirates qui écumaient sans scrupule les eaux mauritaniennes, on avait choisi l’aventure d’une zone franche considérée par certains comme une manière de faire passer un patrimoine foncier public des mains de l’Etat aux mains de privés qui avaient fait de celui-ci leur vache laitière.
Projet irréaliste
Ce sont les hypothèses de travail sur lesquelles se fondaient le projet de zone franche qui faisaient ressortir son irrationalité.
D’abord, le doute était là sur la capacité de cette zone franche à lever les fonds nécessaires. L’Etat avait fixé la clé de répartition des investissements : 42.5% pour le public (dont 29% portés par l’Agence Nationale de la Zone Franche ; 13,5% via des partenariats public-privé), et 57,5% pour le privé. A ce jour, le secteur privé ne semble pas convaincu de l’intérêt d’investir. Dès le début, le jeu était faussé : une dizaine de visites du site dont celle du PDG de la Société Islamique de Développement du Secteur Privé (SID), Khaled Al-Aboodi, celle du conseil des affaires russo-arabe, conduite par Vladislav Lutsenko, celle d’une mission de la Banque mondiale et… celle d’élèves du lycée militaire d’excellence de Nouakchott... Ce n’était vraiment pas l’affluence. En tout cas, pas celle qui permettrait de mobiliser plus de la moitié des 10 milliards d’euros nécessaires pour faire tourner la zone franche à plein régime.
L’essentiel des activités de la zone franche est aujourd’hui de servir de site d’attraction pour les hôtes du gouvernement... C’était d’autant plus inquiétant que celui par qui ce projet est arrivé, Ismaël Ould Bodde Ould Cheikh Sidiya, avait quitté la présidence de l’ANZF pour rejoindre le gouvernement dont la durée de vie n’avait pas été longue (les trois mois qui séparaient de la présidentielle). Ce qui fait dire à certains qu’il s’agit d’un désaveu.
Ould Cheikh Sidiya, lorsqu’il était ministre de l’habitat, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, avait lancé la grande restructuration de la capitale Nouakchott, entre 2009 et 2012, avec le « déplacement » (l’Etat parle de «relogement») de plus de cent mille familles. Le projet de zone franche lui avait été ensuite confié. Il s’agissait en fait d’un vieux projet, déjà envisagée juste après l’indépendance de la Mauritanie, puis par les présidents Taya (1984-2005) et Sidi (2007-2008). Il n’avait jamais débouché, en raison des craintes et oppositions des populations directement concernées.
Il y avait d’abord la question de la propriété foncière qui faisait déjà polémique. Comment, en effet, l’Autorité de la zone franche, qui misait sur la vente de terrains pour récolter 463 milliards d’ouguiyas, procéderait-elle alors que tout le monde savait que les terrains nécessaires appartiennent déjà à des particuliers ? L’option de rachat des terres était compliquée par la hausse vertigineuse des prix à la faveur de l’annonce des grands investissements qui devraient être faits dans les cinq prochaines années du lancement du projet, entre 2013 et 2018. A l’époque, une maison, proposée à 20 millions d’ouguiyas, un an avant la création de la ZFN, a vu son prix grimper, de manière exponentielle, pour atteindre 50 millions ! L’autre choix qui s’offrait à l’Etat était, évidemment, l’expropriation, pour cause d’utilité publique, mais uniquement sur le parcours entre la ville et Cansado et la zone des cabanons. Si le gouvernement avait opté pour cette dernière solution, il devrait évaluer les risques d’explosion sociale qu’une telle expropriation pouvait provoquer dans une ville dont les habitants se plaignaient de plus en plus de « l’envahissement » de populations venant des autres régions du pays.
En évoquant les trois principaux atouts économiques (pêche, activités portuaires, activités minières) sur lesquels s’appuie le projet de zone franche, le bureau d’étude français avait par ailleurs oublié, volontairement ou non, de souligner que leur mise à niveau n’est pas seulement une question de financements. Le changement de mentalités, la présence de nouveaux intervenants et le nouveau statut de la ville compliquaient la donne.
Le directeur général d’une usine de traitement de poisson ayant investi plus de 100 millions d’ouguiyas pour sa mise aux normes de l’Union européenne, assurait que le gouvernement perdait au change. Avec la zone franche, le retour sur investissements attendu par l’Etat, qui prévoyait des dotations estimées à 4 milliards d’euros pour le financement d’équipements relevant de ses compétences (éducation, sécurité, etc) , n’était pas pour demain. Cela a constitué un manque à gagner énorme quand on sait que les recettes financières drainées par la capitale économique représentaient, pour le seul secteur de la pêche, 20% du budget de l’Etat. Le pari de l’Autorité de la zone franche – et du gouvernement – était donc de savoir attendre la maturité d’un projet, prévue en 2019, mais surtout d’assurer les moyens de survie d’une économie qui dépend assez largement de l’aide étrangère.
La solution était, à n’en pas douter, de convaincre les investisseurs du Golfe, les Saoudiens en tête, que le placement de leur argent dans des projets de pêche, comme ils envisageaient de le faire dans le secteur de l’agriculture, était un bon risque. En d’autres termes, là où d’autres pays vendent leurs terres, le gouvernement mauritanien pensait vendre sa mer. Collaborant déjà avec la Société Nationale Industrielle et Minière (SNIM) à travers la SABIC (l’une des six plus grandes sociétés de pétrochimie au monde), les Saoudiens viendraient alors bousculer les Chinois et les Européens qui ont toujours fait de la pêche dans les eaux territoriales mauritaniennes leur chasse gardée.
Tout le monde convient aujourd'hui que les structures d’accueil, notamment portuaires, n’offrent pas, à court terme, de réelles possibilités d’évolution du secteur de la pêche, principale raison d’être de la zone franche. L’autorité de la zone franche pensait favoriser la productivité des structures actuelles et encourager l’installation de nouvelles unités de transformation en accordant un régime sous douane de tous les intrants importés pour des unités de production, et une franchise d’impôt et de taxes pour certaines entreprises de transformation de produit de pêche. Pour les autres secteurs, l’absence d’une main d’œuvre qualifiée limite considérablement les possibilités de développement de la zone franche.
En définitive, il était illusoire pour la Mauritanie de compter sur les seuls aspects juridiques ou institutionnels pour « vendre » son projet de zone franche à des investisseurs. Ils sont venus, ont vu. Mais ils ne sont pas encore revenus. Entre temps, la zone franche de Nouadhibou aura permis éclosion de nouveaux riches et perturber considérablement le mode de vie des habitants de cette ville à double vocation commerciale et de pêche.
Sid Mhamed Ould Mhaymed